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Hand, smaller than hand, 2009. Film 35 mm, 1'48'' |
Ce qui m’a
particulièrement fasciné dans cette exposition, intitulée
Alien Theory, n’est pas la portée
philosophique de ses œuvres, ce n’est pas leur humour anthropologique, ce n’est
pas les références littéraires et cette main qui marche entre des fragments de
statues antiques, avant de tomber dans le vide (référence à Thalès qui serait
mort selon Diogène en tombant dans une crevasse, car il gardait les yeux tournés
vers les étoiles)…
C’est sa poésie.
Pour toute les
interprétations littéraires, métaphysiques et scientifiques de l’œuvre de João
Maria Gusmão et Pedro Paiva, le lecteur-visiteur pourra se rendre sur la toile
ou se plonger dans les dépliants.
Une exposition d’œuvres filmées
donc, essentiellement au format 35 mm et 16 mm, deux camera obscura pour le
reste. La scénographie, déjà, est poésie : une déambulation dans des corridors
sombres, les oreilles troublées par le crépitement des bobines, quelques
lumières blanches au détour d’un couloir, les autres visiteurs deviennent des
ombres qu’on finit par ne plus apercevoir. La malédiction du cinéma muet. Les
projections s’entrecroisent, sur un plan savamment élaboré pour permettre une
circulation aisée des spectateurs et une occupation optimale de l’espace afin
de présenter la nombreuse sélection de
films de manière adaptée, avec suffisamment de recul aussi. La difficulté de l’opération
a été ingénieusement relevée !
Mais poésie des œuvres évidemment.
Les stars de l’exposition, ou présentées comme telles,
The Soup (qui a fait l’affiche, avec ce satané
singe !),
Hand, smaller than hand,
ou encore
Wheel, certes riches de
multiples interprétations en diverses disciplines comme dit plus haut, philosophie,
anthropologie, et heureusement mêlées d’ironie et d’absurde, n’ont malgré tout pas
la même portée esthétique et contemplative que leurs compagnes.
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Ventriloquism, 2009. Film 16 mm, 2'45'' |
Poésie du temps. Ventriloquism, tout d’abord, film
réalisé en 2009 pour la 53
e Biennale de Venise, se penche sur le
temps. Une clepsydre laisse s’écouler les secondes, puis les minutes, au pied d’une
statue de saint céphalophore (est céphalophore celui qui – en général un saint,
vous comprendrez pourquoi ! – une fois la tête tranchée, marche vers le
lieu de sa sépulture en portant sa dite tête) . L’écoulement est continu, la
statue inévitablement immobile, protégée par un clair-obscur de catacombe romaine
ou de crypte médiévale. Le projecteur accompagne la scène, muette, de son
vrombissement et produit finalement un saisissant effet de mise en abîme :
la machine devient elle-même clepsydre, finalement la bobine est la preuve
matérielle de l’écoulement du temps, sans elle le filet d’eau s’assèche.
Getting into bed exalte quant à lui un
mouvement quotidien : celui de se coucher. Le film, par son rythme, souligne
le moindre petit mouvement, et le corps, ralenti, devient alors une statue
déréglée mais précise lorsqu’il soulève le drap blanc dans lequel il se glisse,
le mince tissu flottant et se gonflant sous l’air qu’il retient en-dessous.
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Fruit polyhedron, 2009. Film 35 mm, 2'42'' |
Poésie mystique. The Horse of the prophet utilise le même procédé : un ralenti qui permet
au spectateur de mesurer le moindre sursaut de matière, la moindre vibration. Le
bateau glisse mais l’eau est absente de l’image, un marin assis regarde le
motif immense peint sur sa voile : Al-Buraq, le cheval du prophète
Mahomet, celui qu’il aurait chevauché lorsqu’il est monté vers Allah. Al-Buraq
est le lien entre le monde de l’homme et le monde invisible, divin et mythique.
Bread fruit on oven relie cette
thématique et montre un fruit à pain (originaire d’Océanie, il est beaucoup
consommé en Polysésie, en Martinique et en Guadeloupe), posé telle une offrande
sur un four traditionnel. Le fruit finit par prendre feu, mais ne faiblit pas,
n’éclate pas, ne fond pas, ne se déforme pas : un buisson ardent a fait
irruption dans le foyer. Un esprit ?
Et l’on reste encore –
mais sans aucune lassitude – dans les végétaux habités de forces occultes avec Fruit polyhedron, banquet immobile dont
les convives sont absents. Une nature morte sous la forme d’une fresque silencieuse,
débordante d’agrumes et de palmes. Au bout de quelques secondes, un premier
fruit, puis un deuxième, pelés et sculptés en polyèdres, commencent à léviter,
puis à tourner sur eux même de façon dérisoire, de façon rapide, puis presque interminable.
Ils se détachent de l’attraction terrestre, mais l’attraction céleste n’est pas
assez forte pour les emporter. Ils restent en suspension, et pirouettent :
à quoi cela mène-t-il ? Où cela pourrait-il les mener ? Eux aussi, des
esprits ? L’homme est-il maître de ce qu’il transforme ? Ne se
nourrit-il pas finalement de l’âme des objets alentours, afin de constituer la
sienne, dont les strates ne sont qu’une compilation de signes digérés et
récupérés ?
Ah, non ! Ca ne va
pas ! Me voilà finalement égaré moi aussi dans la métaphysique, je voulais
parler de poésie ! Voilà donc l’œuvre des deux artistes portugais :
quoique l’on fasse, on s’y laisse prendre, au-delà des dimension esthétiques et
formelles. Chaque bobine est constitué de plusieurs films dont la durée de
chacun oscille entre deux et trois minutes en moyenne, assez pour faire surgir
des questions après une courte mais intense contemplation. Une fois le propos
soulevé dans l’esprit du spectateur, noir ! Au suivant !
« Il faut enseigner
par la frustration ! » disait un de mes professeurs d’Histoire de l’Art… Raison de plus pour retourner au F.R.A.C. une nouvelle fois, avant que ces films ne disparaissent de ses salles blanches.
Exposition Alien Theory, de João Maria Gusmão et Pedro Paiva
Du 22 septembre au 20 novembre 2011
F.R.A.C. Ile-de-France / Le Plateau
Place Hannah Arendt, 75019
Paris (Métro Botzaris)
Ouvert du mercredi au vendredi de 14h à 19h, les samedis et les dimanches de 12h à 20h