jeudi 3 novembre 2011

La Galerie Kamel Mennour transformée en darkroom angoissé : la magie Claude Lévêque


Oratorio (Basse Tension)
© ADAGP Claude Lévêque
Photo. Côme Duwa
Courtesy the artist and kamel mennour, Paris

L’exposition s’ouvre sur une caverne sombre emplie de chauves-souris, caressées par un courant d’air frais leur faisant pousser des cris métalliques. La forêt d’ailes noires déchirées, rattachées à des corps morts et invisibles réduits à une froide et fine colonne vertébrale, devient au fur et à mesure qu’on s’en approche un amas trivial de parapluies dépliés suspendus à l’envers, frôlant nos têtes. Claude Lévêque, pour sa deuxième exposition personnelle à la Galerie Kamel Mennour  pose ainsi, dès l’entrée, les différents axes des installations créées à cette occasion : illusion, perte, abandon. L'accent est implicitement mis sur la visite chronologique des différentes pièces.

Wagon, 2011
© ADAGP Claude Lévêque
Photo. Fabrice Seixas
Courtesy the artist and kamel mennour, Paris


La salle suivante est elle aussi plongée dans l'obscurité, mais se trouve faiblement éclairée par des projecteurs ultraviolets, animant une atmosphère bleutée, quasi phosphorescente. Une épaisse plateforme, sur laquelle reposent deux draps blancs, froissés – comme si deux amants y étaient quelques instants auparavant encore glissés – est fixée au plafond par de grandes chaînes. Au dessus du tissu plissé, des tubes fluorescents, comme en lévitation, semblent protéger le lit vide de toute intrusion. L’installation est ambiguë, entre sling et couche nuptial, backroom et chambre d’hôtel design, l’ambiance devient de fait trouble et surnaturelle, et se poursuit avec Oratorio (Basse Tension), qui célèbre et déplore dans le même élan une danseuse étoile dissoute, dont le tutu abandonné au centre d’un enclos à bovins accompagne silencieusement un Lac des Cygnes dissonant, agonisant sous les rires d’un public moqueur. La lumière est encore une fois parfaitement maîtrisée, et devient un élément de mise en scène : jaune et tamisée autour de l’enclos, un projecteur d’un blanc pur sur la robe, soulignant l’incongruité de sa présence parmi les barreaux gris et contrastant avec la lumière d’abattoir du reste de la pièce. L’espace scénique devient un enclos de mise à mort.

Lose Myself, 2011
© ADAGP Claude Lévêque.
Photo. Fabrice Seixas
Courtesy the artist and kamel mennour, Paris
La dernière pièce, au sous-sol, est à l’opposé des précédentes, silencieuse, et claire, d’un blanc presque iridescent souligné par l’œuvre en néon « Lose myself », accrochée au centre du mur de fond. Elle constitue le parfait contrepoint à la densité du reste de l’exposition. Après les salles d’humiliation, de peur et de perdition situées à l’étage, on entre enfin ici au coeur de notre propre conscience, on pénètre du moins l’hémisphère d’un cerveau qui pourrait être le nôtre. On réalise alors une nouvelle fois que nos actes viennent combler notre vide intérieur, et mettent en application une pensée somme toute isolée, éblouissante mais située au cœur d’une impasse. L’homme se perd et use toute son énergie à sa destruction, avant de s’éteindre doucement, à basse tension.

Claude Lévêque, Basse Tension
Du 14 octobre au 26 novembre 2011
Galerie Kamel Mennour
47, rue Saint-André des arts (Métro Odéon ou Saint-Michel)
75006 Paris

Ouvert du mardi au samedi de 11h à 19h

Réédition : Les amies transsexuelles de Christer Strömholm enfin mises à l'honneur


Voilà une réédition réussie, qui vient combler une demande inespérée : publié en 1983, Les Amies de la Place Blanche rassemblait les photographies de Christer Strömholm réalisées à Pigalle entre 1956 et 1967 environ, et nous plongeait dans l’univers des transsexuelles qui y habitaient et vendaient pour beaucoup leurs charmes. L’ouvrage constituait alors un véritable ovni, tant pas l’originalité de son thème que par la démarche du photographe. Comme le précise Hélène Azera dans sa préface, il s’agit moins d’un regard documentaire que d’un « véritable album de famille ». La série fera connaître le photographe suédois dans toute l’Europe, et le livre sera finalement épuisé quelques années plus tard, avant de devenir carrément introuvable.

Cette réédition, que l’on pourra trouver en librairie dès cette semaine, ne se contente pas de reprendre le contenu du livre original. Des clichés inédits y ont été ajoutés, et on peut également y trouver le précieux et passionnant témoignage de Jackie et Nana, les deux grandes amies transsexuelles de Christer Strömholm, décédé en 2002. Elles y racontent non seulement leur propre histoire mais leur rencontre avec le photographe et leurs années passées à Pigalle, au cœur d’un monde aujourd’hui totalement disparu.
Si la question transsexuelle et transgenre est aujourd’hui encore tabou, peu évoquée, et que les personnes au coeur de ce débat sur le genre et l’identité sont toujours considérées comme des marginaux, comment vivait-on cela dans les années 1950 et 1960, décennies françaises encore marquées par un conservatisme ambiant, avant que ne se déclenche une libération sexuelle finalement illusoire ?


Christer Strömholm, Les Amies de la Place Blanche                                                                     
Editeur : Aman Iman (2011)

224 pages
Taille : 29 x 22 cm
Prix livre seul 45 euros

Edition spéciale sous coffret comprenant un tirage réalisé d'après négatif original sur papier
Aquarelles Rives Arches, numéroté et signé.
Trois visuels disponibles.
Prix sur demande.
Disponible uniquement à la Galerie VU' (58 rue Saint-Lazare, 75009 Paris, métro Trinité d'Estienne d'Orves)

dimanche 16 octobre 2011

Claudine Doury au Pavillon Carré de Baudouin


         Pour ceux qui ne seraient pas encore allé voir l’exposition de Claudine Doury au Pavillon Carré de Baudouin, il devient urgent d’y faire un tour, les clichés de la photographes étant exposés jusqu’au 26 novembre seulement. Le lieu, déjà, vaut le détour, la folie construit au XVIIIe siècle et située aujourd’hui en plein cœur de Ménilmontant est plaisante par son architecture néoclassique et sa façade à colonnade. Mais les tirages qu’elle abrite en ce moment restent bien sûr notre principal intérêt !
        Divisée en trois partie, l’exposition est une quasi-rétrospective du travail de Claudine Doury, marquant son intérêt pour l’adolescence, période où l’enfance disparaît et laisse s’installer les prémices d’un âge adulte qui a oublié ses rêves. Une période où l’on découvre l’autre mais également soi : on se positionne alors dans un genre, mais tout en retenue. Rien n’est joué, l’identité est encore glissante.

Les photographies présentées dans la première partie s’attachent davantage à l’aspect intime de cette période particulière : Sasha, sa dernière série, et Les Princes Charmants (un travail toujours en cours) présentent d’une part les  « jeux secrets » de l’adolescence, et ses rites cachés, à la fois joués et vécus dans une simultanéité troublante ; et d’autre part évoquent la figure du garçon, inquiétante, séduisante, une bête nouvelle, dévorante mais traquée ici par l’objectif de Claudine Doury.

Avec Artek, un été en Crimée, présentée dans la première salle à l’étage, l’adolescence apparaît dans ses manifestations collectives, complément adéquat au début de l’exposition. Le contexte est, de plus, intriguant : c’est lors de ses séjours dans un des derniers ex-camps de jeunes pionniers soviétiques, entre 1999 et 2003, que la photographe a réalisé ces images. Les uniformes d’antan sont toujours de mise, et les activités reflètent encore l’idéal communiste, des danses et des défilés dont le contenu s’efface.

La troisième et dernière partie de l’exposition est à placer à part, car éloignée des thèmes que nous avons évoqués précédemment. Loulan Beauty narre plutôt une traversée de l’Asie centrale, évoque les villes aux mosquées de briques vernissées au cœur de l’Ouzbékistan, la mer d’Aral asséchée et son paradoxal désert aux épaves rouillées, et enfin le Xianjiang chinois. Une pérégrination poétique parmi une multitude de paysages, ponctuée de rencontres discrètes et énigmatiques : les personnages que fixe Claudine Doury sur sa pellicule semblent figés dans un autre temps, au coeur d’un décor révolu.


Claudine Doury, Photographies
Du 23 septembre au 26 novembre 2011
Pavillon Carré de Baudouin
121 rue de Ménilmontant (Métro Gambetta / Bus 26 ou 96, arrêt Pyrénées-Ménilmontant)
75020 Paris
Ouvert du mardi au samedi de 11h à 18h


Des projections sont organisées en parallèle de l’exposition, dans l’auditorium du Pavillon Carré de Baudouin :

Samedi 29 octobre 2011 à 15h : Le miroir d’Andreï Tarkovski (sous réserve)
(Russie, 1974, 1h45). Un homme malade se penche sur sa vie. Passé et présent se mélangent dans l’esprit d’un homme qui cherchait «seulement à être heureux».

Samedi 5 novembre 2011 à 15h : Les rêves dansants, sur les pas de Pina Bausch d’Anne Linsel et Rainer Hoffmann (Allemagne, 2010, 1h29).
En 2008, Pina Bausch, quelques mois avant sa mort, décide de reprendre son fameux spectacle Kontakthof, non plus avec sa troupe, mais avec des adolescents de 14 à 18 ans qui ne sont jamais montés sur scène et n’ont jamais dansé. Ce documentaire est leur histoire...

Vendredi 18 novembre 2011 à 19h : Virgin Suicides de Sofia Coppola
(Etats-Unis, 1999, 1h36). Dans une ville américaine tranquille et puritaine des années soixante-dix, Cecilia Lisbon, treize ans, tente de se suicider. Elle a quatre soeurs, de jolies adolescentes. Cet incident éclaire d’un jour nouveau le mode de vie de toute la famille.


A NOTER EGALEMENT : Sasha fait l’objet du dernier livre de Claudine Doury, qui vient d’être publié aux éditions Le caillou bleu.
La série sera exposée dans son intégralité à la Galerie Particulière fin janvier.

samedi 15 octobre 2011

Christian Hidaka à la galerie Michel Rein

Christian Hidaka, Untitled (Harlequin), 2011
tempera sur toile, 35,5 x 30,5 cm
Courtesy Galerie Michel Rein, Paris


Christian Hidaka, Untitled (actor), 2011
tempera sur toile, 40,5 x 51 cm
Courtesy Galerie Michel Rein, Paris


Encore une fois, il est ici question de voyage. Mais au-delà d’une simple évocation de l’ailleurs, il s’agit d’abord d’une promenade au sein de territoires recomposés, entre mythe et réalité, matériel et immatériel...


Christian Hidaka, Green Canopy, 2011
tempera sur toile, 40 x 50 cm
courtesy Galerie Michel Rein, Paris

Si l’on peut entrevoir chez Christian Hidaka des références à Diego Rivera (pour la palette  et les aplats), quelques échos à Salvador Dali (pour les paysages contemplatifs et les déserts silencieux), ou à Picasso – auquel Hidaka rend hommage avec Untitled (Harlequin) – l’artiste a su se réapproprier l’œuvre de  ses prédécesseurs, et dépasser leur style afin de découvrir le sien.

Le peintre utilise des teintes douces, presque pastels, réutilise les motifs géométriques de mosaïques antiques (pour l’arrière-plan de son arlequin ou encore sur le panneau à l’extrême-gauche dans Untitled (actor) et la perspective qu’il emploie transforme chaque tableau en une vue aérienne comme reproduite seulement à partir d’une image mentale et d’un souvenir déjà presque effacé : les symboles, seuls, restent impérissables.

Christian Hidaka, Figure + forms, 2011
tempera sur toile, 40 x 60 cm
Courtesy Galerie Michel Rein, Paris

Les peintures à la tempera de Christian Hidaka ont d’ailleurs été réalisées après un séjour à Volubilis, ancien comptoir romain au Maroc et site archéologique fourni en mosaïques antiques, tandis que « des souvenirs me revenaient à l’esprit, explique le peintre – le soleil couchant qui colore les roches du désert de l’Utah d’un rouge sang, la bouleversante absence des habitants de Volubilis, les gravures de William Stukeley, l’art aborigène et les dessins du désert de Nazca, qui se comprennent uniquement vus d’en haut ».

Christian Hidaka, Small desert settlement, 2011
tempera sur toile, 46 x 60,5 cm
Courtesy Galerie Michel Rein, Paris
 Lorsque de rares personnages habitent ses paysages, ils déambulent rêveusement parmi des décors de théâtres, parois aveugles et murs creux, le ciel traversant bientôt les crépis. Les ombres attestent la pesanteur du soleil et l’écrasante chaleur (qui explique peut-être la quasi-absence d’êtres humains, tandis que des lièvres mystérieux s’immobilisent et attendent, à l’affût d’un cri qui viendrait rompre le silence).

Chaque peinture donne l’impression d’être un fragment d’une fresque immense, démontée, dont seulement quelques segments auraient survécus à la destruction. Les bassins d’eau sont souvent coupés par les bords du panneau, les rochers tronqués, matérialisant aussi l’immensité de ce désert conceptuel, peuplé de cylindres et d’arbres de cartons, comme si finalement l’onirisme que voulait déployer l’artiste dépendait d’un décor de cinéma créant un paysage marginal.


Christian Hidaka, “Red Desert
Du 6 octobre au 5 novembre 2011
Galerie Michel Rein
42 rue de Turennes (Métro Saint-Paul ou Chemin Vert)
75003 Paris
Ouvert du mardi au samedi de 11h à 19h

vendredi 14 octobre 2011

Cyprien Gaillard au Centre Pompidou : un travail en surface (ou un chantier de fouilles paradoxal...)


L’exposition à Beaubourg du lauréat du Prix Marcel Duchamp 2010 a de quoi surprendre : là où le visiteur s’engouffre, aucun éclair, aucune découverte : il a seulement sous les yeux un travail préparatoire, et des éléments de repérages. Des tâtonnements…


UR, Underground Resistance and Urban Renewal, 2011
sérigraphies sur verre et marbre fossile noir
241 x 246,5 cm chaque
© Cyprien Gaillard
Courtesy Galerie Bugada & Cargnel, Paris
Un jeu de références archéologiques et historiques inexploitées
Commençons par des faits : l’exposition est divisée en deux parties, la première constituant une sorte de vestibule, au centre duquel sont adossées deux énormes « stèles » de près de trois mètres de haut. L’œuvre est intitulée UR, Underground Resistance and Urban Renewal, et composée d’une plaque de verre (récupérée sur le site des Halles en démolition), et une seconde de marbre, toutes deux sérigraphiées. On ne s’attardera pas sur le titre de l’œuvre, cumulant de multiples références (« Underground Resistance » nom d’un label de musique techno de Detroit fondé par Jeff Mills et Mad Mike au début des années 1990 et dont l’œuvre emprunte le logo ; « UR » initiales du renouveau urbain ; mais également nom d’une ville mésopotamienne célèbre pour ses découvertes archéologiques et sa fameuse ziggourat…) sans vraiment développer plus profondément la problématique de l’exposition : en quoi les ruines matérielles peuvent-elles être le reflet de nos propres décombres intérieurs ? Ceci dit, on restera indulgent, il s’agit au moins d’une bonne œuvre introduisant la notion de ruine : antique ou contemporaine ?

Geographical Analogies, 2006-2011
mixed media
65 x 48 x 10 cm (avec cadre)
25 5/8 x 19 x 4 inches (sans cadre)
© Cyprien Gaillard
Courtesy Galerie Bugada & Cargnel, Paris
On attendait donc au sein de la seconde salle une mise en abîme des vestiges, qu’ils soient finalement physiques, mentales, architecturaux ou humains (le dépliant insiste d’ailleurs sur la volonté de l’artiste de « nous [entraîner] à voir autre chose, à regarder par-delà les visions convenues »). Dommage, le travail de Cyprien Gaillard exposé à l’espace 315 est constitué uniquement de ces « visions convenues ». Notamment, disposées de chaque côté de la pièce, une centaine de vitrines abritent chacune 9 polaroïds disposés en losange et réunissant des éléments architecturaux ou végétaux de façon formelle, comme par exemple ces colosses olmèques mis en parallèles avec nos grattes-ciels contemporains, ou quelques grottes calcaires associés à des charniers gonflés d’ossements… Quoi d’autre ? Trop de séries, trop de répétition, trop de raccourcis visuels… Au centre de la pièce trône les Structures Péruviennes, sculptures « modernes », censées « [réactiver] cependant des formes incas ». Merci cher dépliant, qui dissémine les références sans plus les expliciter… On aurait préféré quelque chose d’un peu plus pointu et non quelques citations ici et là de civilisations qui peuvent paraître floues pour la majorité du visiteur novice en archéologie.
On n’ajoutera pas non plus la présence incongrue d’un réel vestige antique (tout droit sorti des collections du Louvre), en l’occurrence un fragment de bas-relief assyrien, censé se fondre parmi les faux-vestiges de l’entrée et les ruines recomposées du centre de la pièce, mais qui ne constitue finalement que le point d’orgue d’une déception triste, liée à une curiosité enragée et malheureusement victime de famine...

Anne et Patrick Poirier, Le Jardin Noir, détail, 1975
Photographies de végétaux sur fond de cendres
Vue de l’exposition à la galerie Valsecchi, Milan, 1975
© Anne et Patrick Poirier
Failles et emprunts : comparaison avec le travail d’Anne et Patrick Poirier
Ne pas avoir pris le risque de jouer avec la poésie des ruines est peut-être la cause de la superficialité des œuvres et du propos général.  Le travail d’Anne et Patrick Poirier à la fin des années 1970, centré également autour des vestiges archéologiques et de son lien à l’humain, avait su mêler le propos architectural au propos mental. Pour leur Domus Aurea, exposition organisée au Centre Pompidou en janvier-février 1978, empruntant son nom à l’antique palais de Néron à Rome, les artistes avaient créés toute une mythologie urbaine entre utopie et contre-utopie, mêlant incendie antique et squatteurs contemporains. Les différentes sections composant l’ensemble (Le Jardin Noir, La Bibliothèque Noire, et Les Architectures Noires rassemblant plusieurs œuvres majeures dont Ausée et La Voie des Ruines)  étaient également des métaphores de l’inconscient et de la perte de la mémoire, qu’elle soit collective ou individuel. Les zones du palais calciné et les grandes salles d’apparat effondrées devenaient alors des zones balisées d’un cerveau absent et disloqué.
Cyprien Gaillard s’est d’ailleurs probablement inspiré du Jardin Noir pour ses Geographical Analogies, même si l’œuvre des Poirier jouait plutôt sur des formes végétales enfermés parmi des cendres noires parfois réelles, parfois photographiées, tels les vestiges des jardin fragiles d’un palais calciné.

Anne et Patrick Poirier, Les Constructions Noires, Ausée, détail, 1976
10 x 5 mètres
Charbon de bois, fusain, bois, eau
Courtesy collection Ludwig, Cologne
© Anne et Patrick Poirier
Bien évidemment, il ne s’agit pas de dire que Cyprien Gaillard aurait dû suivre la route tracé par ses prédécesseurs. Mais montrer d’autres démarches autours des mêmes obsessions archéologiques et urbaines permet de mesurer la facilité dans laquelle s’est engouffré le lauréat du prix Marcel Duchamp, qui ne joue même pas sur les matières. Les polaroïds des Geographical Analogies, si on en croit l’artiste, sont « fragiles, vite fânés, […] fragments archéologiques en devenir ». Or le visiteur n’entrevoit pas une seule seconde ce devenir dans les petits clichés neufs et impeccablement disposés. Les Structures péruviennes n’ont rien d’original non plus, et les enjoliveurs qui trouvent place entre les barreaux de métal, « ultimes avatars de l’histoire de l’ornement », ne font qu’habiller d’anciens présentoirs à pneu platement réagencés.

Mesquinerie de l’auteur
Finalement, on aurait dû se douter dès réception du carton de l’exposition que quelque chose était absent au sein de ce travail : lorsqu’un artiste contemporain censé présenter une démarche aboutie à Beaubourg laisse imprimer comme visuel de son exposition la seule pièce qui n’est pas de lui (le bas-relief assyrien, que nous n'avons pas eu la place de faire figurer parmi nos illustrations, mais qui peut aisément se trouver sur la toile), choix qui de surcroît n’illustre absolument pas de façon claire sa démarche, c’est soit qu’il n’y avait rien d’autre à se mettre sous la dent, soit… qu’il n’y avait rien d’autre à se mettre sous la dent…



Cyprien Gaillard au Centre Georges Pompidou, espace 315 (métro Rambuteau)
Du 21 septembre 2011 au 9 janvier 2012
Ouvert tous les jours de 11h à 21h, sauf le mardi

samedi 1 octobre 2011

Denis Dailleux et le Ghana à la galerie Camera Obscura


Denis Dailleux ne se contente pas d’exposer chez Camera Obscura une nouvelle série très éloignée de son Caire fétiche et de son Egypte chérie. Non, ici, unité de temps et de lieu, une histoire qui se dessine dans un décor incroyable : le petit port d’Accra, capitale du Ghana, et Cape Coast, 200 kilomètres plus à l'ouest.

James Town, Ghana, 2010
Il faut imaginer la grève, les canots aux coques colorées alignés sur le rivage, des enfants courent sur la plage pendant que les femmes s’occupent du poisson ramenés par les pêcheurs et s’occupent de son conditionnement. Des équipages réparent déjà leurs filets, abîmés en plusieurs endroits lors de la pêche de cette nuit, d’autres se mettent à nu et se lavent enfin, le corps recouvert de mousse blanche. Plus loin, les cabanes d’habitation, des vieilles femmes que la vie n’a pas non plus épargnée essaient de se rendre utile auprès des plus jeunes.

L'enfant au tee-shirt, Cape Coast, 2009
Toutes les photos prises à Accra et Cape Coast semblent simultanées, comme si le photographe avait hérité d’un don d’ubiquité, toutes les parties du port s’animent en même temps. Or, il n’en n’est rien, certains clichés sont même séparés d’un an. Denis Dailleux garde cette façon sincère et cordiale – qu’il montrait déjà il y a dix ans dans ses premières images d’Egypte – d’aborder les gens qu’il veut prendre en photo, avant de les fixer dans leur environnement quotidien, conservant en arrière fond le dénivelé d’une rue ou la mer et son horizon, comme si ces décors devaient apporter un signe : l’avenir ? 

Tout cet onirisme, cette douceur sont aussi transmises par les couleurs et la lumière des photographies, comme peintes. Les teintes pastelles, des bleus des verts, du blanc pur, font plus ou moins écho (pour l’historien de l’art) aux scènes de genre de la peinture hollandaise du XVIIe siècle, mais avec ces flous : le mouvement n’est pas caché. Le format contribue également à cette impression : carré, particulièrement adapté aux portraits, il offre également l’avantage de souligner les perspectives et les points de fuite. Les tirages sont de grande et moyenne dimensions troisième élément fondamental : le visiteur se plonge au cœur des photographies car il y est invité, nos pieds reposent sur ce sable foncé, passent entre les coques des embarcations et gagnent le rivage…



Exposition "Ghana", Denis Dailleux
Du 9 septembre au 22 octobre 2011 
Galerie camera obscura
268 boulevard Raspail (Métro Raspail)
75014 Paris
Ouvert du mardi au samedi, de 13h à 19h

mercredi 28 septembre 2011

Dernier jour de l'exposition 'Underwater' de Bastien Lattanzio à la galerie 0fr !


Si l’on connaissait Bastien Lattanzio pour ses séries de mode pour GQ, Muteen ou Grazia (entre autres), voici enfin l’occasion de découvrir l’un de ses projets personnels, intitulé « Underwater », et exposé à l’0fr jusqu’à ce soir. Une série préparée à l’avance, mais réalisée avec les moyens du bord lorsque l’occasion se présenta de la mettre finalement en œuvre, lors d'un séjour en Corse.

Si l’exposition est malheureusement trop courte dans le temps, elle ne déçoit pas au niveau des images : les tirages grand format (70 x 100 cm) produisent un effet grandeur nature, et le modèle se retrouve quasiment reproduit à taille réelle. Les photographies, de prime abord naïves, deviennent de fait beaucoup plus troublantes. On croirait presque se trouver au milieu d’un océarium dont les parois seraient percées de 12 ouvertures, à travers lesquelles divers spécimens d’une même espèce de sirène à branchies nageraient, murées dans un bassin aux limites incertaines. Les photographies, toutes tirées sur papier brillant et encadrées sous verre, accentuent cette effet de vitrine scientifique.

Le photographe use de cadrages serrés et reste toujours proche de son modèle. En résulte alors pour le spectateur une sensation à la fois plaisante et malsaine de se trouver en position de voyeur. Le corps est dévoilé, les formes aussi, seule le visage de cette femme demeure inconnu, la tête parfois coupée, hors du cadre, la chevelure seule signe d’un crâne aux yeux bleus.


Exposition "Underwater" de Bastien Lattanzio
Du 26 au 28 septembre 2011 
Librairie et galerie l'0fr
20 rue Dupetit Thouars (Métro République)
75003 Paris
Ouvert de 10h à 19h

mardi 27 septembre 2011

Première exposition personnelle de Richard Wentworth à la galerie Nelson-Freeman


Rien de mieux pour inaugurer l’automne que de visiter les galeries du Marais, et flâner entre les hôtels particuliers flanqués d’immeubles haussmaniens : il y a bien longtemps que le baron a cru légitimer son emprise sur la ville de Paris ! Commencer sa promenade par la galerie Nelson-Freeman avec l’exposition Richard Wentworth est une manière amusante de faire un pied-de-nez à l’environnement dix-neuviémiste qui l’entoure. 

Dès l’entrée, l’artiste nous signale son goût pour l’accident dans le ville. La cité et ses matériaux sont son œuvre. Des petits miroirs de poche, soulignés d’un mince cadre de plastique coloré reflètent les travaux en cours dans la rue Quincampoix. Les barrières vertes et grises protégeant les passants des crevasses isolent également un long tuyau de plastique jaune faisant écho à Need Must et son sceau rouge, que l’on devine derrière la vitrine de la galerie. Au moment même où le visiteur s’apprête à en franchir le seuil, le ton est donné : tout est sculpture, et travail inattendu de la matière. 

La première salle présente quelques photographies autour de l’abandon. Ici une grille en fer forgé aux motifs floraux stylisés est écrasée par un mur de tags, là-bas un tapis persan gît à-même le gravier au pied d’un bâtiment austère dont les tôles rouillées sont tout aussi abandonnées que lui. Homing, sorte de coffre à bagage entre habitat de fortune pour S.D.F. et sarcophage de plâtre, fait pendant aux objets de récupération et d’autres encore sous scellés (couteaux de cuisine, lampe de poche…) attachés à la colonne au centre de la pièce (le fameux Needs Must).

L’espace de transition avec la seconde salle du rez-de-chaussée est curieux : les C-prints ne sont plus à hauteur d’homme (disons à hauteur normée), mais presque à même le sol, il faut se pencher pour les apercevoir puis s’accroupir pour les regarder. Il en est de même avec l’escalier qui mène à l’étage supérieur de la galerie, décoré sur les côtés de petits morceaux carrés de toiles cirés aux motifs kitschissimes. L’artiste joue avec l’inattendu, et oblige le visiteur à rester à l’affût, car tout peut lui échapper s’il n’est pas assez attentif : afin de surprendre Love, deux barres métalliques reliées à une chaîne, suspendues tout en haut dans l’angle de la pièce suivante, celui-ci doit lever les yeux.
Les petits tirages sous diasec nous offrent des visions poétiques de la ville : panneau indicateur devient fleur, marquage au sol nuage, et bâtonnet de glace décapité posé dans la jointure d’un mur, ruisseau. La beauté de l’inattendu se substitue à la niaiserie, car tous ces éléments formels et objets privés de leur fonction d’origine sont comme nous, citadins, accrochés à une géographie dont nous sommes prisonniers. Nos geste pour nous en échapper deviennent créations involontaires. 




L’étage est une surprise : une salle de jeu pour enfants, incontestablement. Réinventée, et impossible à la fois. Des bassines colorées sont rassemblées sur la gauche (Childhood), des petites chaises sont reliées par une chaîne, alors qu’une troisième est recouverte d’une énorme corde enroulée et posée sur l’assise.
On retrouve le Needs Must d’en bas et ses objets accrochés à leur pilier, mais cette fois dans l’ordre inverse, de façon quasi-symétrique à leurs compagnons de l’étage inférieur. D’autres photographies accompagnent cette mise en scène, sur le même thème de l’abandon urbain. Quelqu’un a tenté de protéger une des vitres brisées de sa porte d’entrée par un carton afin d’éviter tout vandalisme inopportun en attendant une éventuelle réparation. Mais même une porte ne peut échapper à son destin : le carré de carton a été à son tour éventré. Richard Wentworth ne cache pas son ironie, les objets ont leur humour, et il s’agit de traquer celui-ci parmi les chantiers de construction et les quartiers abandonnés, là où l’humain est en transit (du moins le croit-il !).

Richard Wentworth joue avec brio de toutes ces ambiguïtés, à tel point que l’on sort de chez Nelson-Freeman en se demandant si, finalement, les travaux de la rue ne sont pas l’œuvre de l’artiste : paranoïa urbaine !

 Photos : © Galerie Nelson-Freeman


Exposition Richard Wentworth
Du 17 septembre au 10 novembre 2011
Galerie Nelson-Freeman
59 rue Quincampoix (Métro Rambuteau)
75004 Paris
Du mardi au samedi :
11h00 - 13h00 / 14h00 - 19h00

samedi 24 septembre 2011

João Maria Gusmão et Pedro Paiva au F.R.A.C. Ile-de-France (Le Plateau)



Hand, smaller than hand, 2009. Film 35 mm, 1'48''

Ce qui m’a particulièrement fasciné dans cette exposition, intitulée Alien Theory, n’est pas la portée philosophique de ses œuvres, ce n’est pas leur humour anthropologique, ce n’est pas les références littéraires et cette main qui marche entre des fragments de statues antiques, avant de tomber dans le vide (référence à Thalès qui serait mort selon Diogène en tombant dans une crevasse, car il gardait les yeux tournés vers les étoiles)…

C’est sa poésie.
Pour toute les interprétations littéraires, métaphysiques et scientifiques de l’œuvre de João Maria Gusmão et Pedro Paiva, le lecteur-visiteur pourra se rendre sur la toile ou se plonger dans les dépliants.

Une exposition d’œuvres filmées donc, essentiellement au format 35 mm et 16 mm, deux camera obscura pour le reste. La scénographie, déjà, est poésie : une déambulation dans des corridors sombres, les oreilles troublées par le crépitement des bobines, quelques lumières blanches au détour d’un couloir, les autres visiteurs deviennent des ombres qu’on finit par ne plus apercevoir. La malédiction du cinéma muet. Les projections s’entrecroisent, sur un plan savamment élaboré pour permettre une circulation aisée des spectateurs et une occupation optimale de l’espace afin de présenter  la nombreuse sélection de films de manière adaptée, avec suffisamment de recul aussi. La difficulté de l’opération a été ingénieusement relevée !

Mais poésie des œuvres évidemment. Les stars de l’exposition, ou présentées comme telles, The Soup (qui a fait l’affiche, avec ce satané singe !), Hand, smaller than hand, ou encore Wheel, certes riches de multiples interprétations en diverses disciplines comme dit plus haut, philosophie, anthropologie, et heureusement mêlées d’ironie et d’absurde, n’ont malgré tout pas la même portée esthétique et contemplative que leurs compagnes.

Ventriloquism, 2009. Film 16 mm, 2'45''

Poésie du temps. Ventriloquism, tout d’abord, film réalisé en 2009 pour la 53e Biennale de Venise, se penche sur le temps. Une clepsydre laisse s’écouler les secondes, puis les minutes, au pied d’une statue de saint céphalophore (est céphalophore celui qui – en général un saint, vous comprendrez pourquoi ! – une fois la tête tranchée, marche vers le lieu de sa sépulture en portant sa dite tête) . L’écoulement est continu, la statue inévitablement immobile, protégée par un clair-obscur de catacombe romaine ou de crypte médiévale. Le projecteur accompagne la scène, muette, de son vrombissement et produit finalement un saisissant effet de mise en abîme : la machine devient elle-même clepsydre, finalement la bobine est la preuve matérielle de l’écoulement du temps, sans elle le filet d’eau s’assèche. Getting into bed exalte quant à lui un mouvement quotidien : celui de se coucher. Le film, par son rythme, souligne le moindre petit mouvement, et le corps, ralenti, devient alors une statue déréglée mais précise lorsqu’il soulève le drap blanc dans lequel il se glisse, le mince tissu flottant et se gonflant sous l’air qu’il retient en-dessous.

Fruit polyhedron, 2009. Film 35 mm, 2'42''

Poésie mystique. The Horse of the prophet utilise le même procédé : un ralenti qui permet au spectateur de mesurer le moindre sursaut de matière, la moindre vibration. Le bateau glisse mais l’eau est absente de l’image, un marin assis regarde le motif immense peint sur sa voile : Al-Buraq, le cheval du prophète Mahomet, celui qu’il aurait chevauché lorsqu’il est monté vers Allah. Al-Buraq est le lien entre le monde de l’homme et le monde invisible, divin et mythique. Bread fruit on oven relie cette thématique et montre un fruit à pain (originaire d’Océanie, il est beaucoup consommé en Polysésie, en Martinique et en Guadeloupe), posé telle une offrande sur un four traditionnel. Le fruit finit par prendre feu, mais ne faiblit pas, n’éclate pas, ne fond pas, ne se déforme pas : un buisson ardent a fait irruption dans le foyer. Un esprit ?
Et l’on reste encore – mais sans aucune lassitude – dans les végétaux habités de forces occultes avec Fruit polyhedron, banquet immobile dont les convives sont absents. Une nature morte sous la forme d’une fresque silencieuse, débordante d’agrumes et de palmes. Au bout de quelques secondes, un premier fruit, puis un deuxième, pelés et sculptés en polyèdres, commencent à léviter, puis à tourner sur eux même de façon dérisoire, de façon rapide, puis presque interminable. Ils se détachent de l’attraction terrestre, mais l’attraction céleste n’est pas assez forte pour les emporter. Ils restent en suspension, et pirouettent : à quoi cela mène-t-il ? Où cela pourrait-il les mener ? Eux aussi, des esprits ? L’homme est-il maître de ce qu’il transforme ? Ne se nourrit-il pas finalement de l’âme des objets alentours, afin de constituer la sienne, dont les strates ne sont qu’une compilation de signes digérés et récupérés ?

Ah, non ! Ca ne va pas ! Me voilà finalement égaré moi aussi dans la métaphysique, je voulais parler de poésie ! Voilà donc l’œuvre des deux artistes portugais : quoique l’on fasse, on s’y laisse prendre, au-delà des dimension esthétiques et formelles. Chaque bobine est constitué de plusieurs films dont la durée de chacun oscille entre deux et trois minutes en moyenne, assez pour faire surgir des questions après une courte mais intense contemplation. Une fois le propos soulevé dans l’esprit du spectateur, noir ! Au suivant !

« Il faut enseigner par la frustration ! » disait un de mes professeurs d’Histoire de l’Art… Raison de plus pour retourner au F.R.A.C. une nouvelle fois, avant que ces films ne disparaissent de ses salles blanches.




Exposition Alien Theory, de João Maria Gusmão et Pedro Paiva
Du 22 septembre au 20 novembre 2011
F.R.A.C. Ile-de-France / Le Plateau 
Place Hannah Arendt, 75019 Paris (Métro Botzaris) 
Ouvert du mercredi au vendredi de 14h à 19h, les samedis et les dimanches de 12h à 20h

mercredi 31 août 2011

The Swan's Rag #4 est sorti !!!



Me voici donc, pour ma plus grande fierté, au coeur du quatrième numéro d'un fanzine américain de poésie, The Swan's Rag (made in San Francisco), en compagnie notamment de Rae Armantrout, prix Pulitzer 2011, et tout cela grâce à Evan Kennedy, cerveau de l'opération et créateur de la revue ! Les photographies d'illustration sont signées Tazzio et Donatien Veismann (et à votre avis quelle est la créature en couverture ?!!!)

Premier poème en anglais, il faut bien se lancer un jour, ce n'est que le début !

Toutes les infos ci-dessous :
http://theswansrag.blogspot.com/